L'EPITAPHE - TEXTE INEDIT DE JEAN-JACQUES NUEL
L'EPITAPHE
Les livres, les revues, ce n'est que du papier. Des mots fragiles, imprimés sur un support perméable à l'eau, au feu, et que le vent disperse et emporte. Le papier s'altère, tombe en poussière. La littérature finira peut-être dans un vaste autodafé. C'est ainsi que pensait cet écrivain qui ne voulait pas laisser derrière lui une œuvre volatile, fût-elle immense et multiforme, une de ces milliers, de ces dizaines de milliers d'œuvres déjà couchées dans le linceul de leurs pages, offertes à l'irrémédiable du temps, à la contagion de l'oubli. Abandonnant le champ de l'édition à ses concurrents, il travailla sur une phrase, une seule, qui serait son œuvre, son chef-d'œuvre, la trace unique de son passage ici-bas. Il passa sa vie entière, qui fut longue, à attendre la mort et occupa tout ce temps à concevoir, écrire, corriger, réécrire son épitaphe. Inlassablement. Il imaginait sa pierre tombale, et l'inscription funéraire gravée dans la pierre, à la face des siècles. Son mot de la fin serait le mot de la fin de l'humanité entière : une phrase brève mais dense, pleine de sens, originale et universelle à la fois, où tous les hommes liraient leur destinée ; une formule magique et simple qui résumerait une vie promise à la fosse commune, une vie commune sous l'indifférence des étoiles mais unique aussi, une vie d'exception. La seule difficulté de l'exercice était de faire tenir le néant et l'infini d'une existence en quelques mots.
Il ne publia rien de son vivant. Nul ne le soupçonnait écrivain. Il attendait son heure. Il passerait à la postérité en passant de vie à trépas ; d'une pierre, deux coups.
Ce beau projet échoua. Le sort a parfois de ces ironies qui ont partie liée avec la mort. Lors d'une traversée l'écrivain se perdit en mer et son œuvre, qu'il portait par précaution toujours sur lui, s'abîma dans ce naufrage. Il n'eut pas de sépulture. Il ne resta rien de ses rêves, de sa volonté farouche, de l'accumulé, du recommencé de ses jours ; on ne conserva rien de lui, pas même les minces traces d'un homme ordinaire qui laisse au moins après soi un nom sur une tombe et ces deux dates, séparées par un court trait d'union qui retrace à lui seul une vie, un trait rectiligne à peine creusé dans la pierre, un segment, une ligne brisée à ses deux extrêmes.
JEAN-JACQUES NUEL